Le bureau du Patron, c’était « quelque chose » !
Une grande salle, deux rangées de verrières, plusieurs bureaux et établis, des tableaux, des modelages, des livres, des plantes, un aimable « capharnaüm » m’attendait ! Je ne dois pas oublier un magnifique chartreux qui venait souvent lui rendre visite.
Le Patron m’explique que le ministre des Finances a décidé de remplacer la pièce de 10 francs « Jiménez », sortie en 1986 et mal reçue par les Français, et qu’il me chargeait de la création du nouveau modèle !
Vous pouvez imaginer la violence de la surprise, le coup de marteau sur la tête ! Pourquoi moi ? Allais-je être digne de sa confiance ? Je l’ai questionné pour glaner des informations. À part le module, le fait que la pièce serait bimétallique, je n’ai pas appris grand-chose…
Je ne sais pas quelle tête j’avais lorsque je suis revenu à mon établi… J’ai sorti du papier, mes crayons, et je pense que je suis resté sec le premier jour.
J’ai pondu plusieurs esquisses sur des thèmes variés, puis une 2e série. À la troisième, le Génie de la Liberté emportait l’approbation du ministre. Moins de quatre mois s’étaient passés.
Je tiens maintenant à rendre hommage à deux amis, ouvriers de la Monnaie.
Pour mes premiers dessins, je m’étais contenté de photos récupérées au hasard… Pour le dessin définitif et pour ma gravure, il me fallait de meilleurs documents. J’ai demandé à mon ami Henri Musialek, tourneur à l’ACO, mais surtout président du club photo de l’USCM, s’il pouvait m’accompagner place de la Bastille pour faire un reportage.
Nous sommes partis « un peu avant midi ».Arrivés place de la Bastille, nous sommes montés dans plusieurs immeubles pour chercher des points de vue intéressants. Plusieurs fois, nous avons sonné pour demander à des gens si l’on pouvait accéder quelques secondes à leurs fenêtres ! Nous avons été bien reçus, et nous sommes repartis avec quelques prises de vues fixées sur la pellicule.
Nous sommes rentrés à la Monnaie « un peu en retard » (beaucoup même). Henri fut alors averti par son chef qu’une demi-journée de salaire lui serait retenue pour « service non rendu ». J’ai averti le Patron de cette décision inique, et il est immédiatement descendu, très en colère, exiger du chef qu’il retire sa sanction !
Je n’ai jamais eu l’occasion de revoir le Patron sortir de ses gonds. Le résultat fut immédiat, et Henri fut « réhabilité » !
Henri, tout comme moi, avait toujours un appareil photo avec lui. Toujours, sauf une fois, un jour où j’étais « bien malade » après être tombé dans une embuscade (expression consacrée pour dire que j’avais une cuite carabinée). J’avais été dans l’incapacité de rejoindre l’atelier de gravure, et avais attendu d’aller mieux dans un local annexe… C’est là que Henri m’a vu en train de me soulager dans une poubelle… et a constaté qu’il n’avait exceptionnellement pas d’appareil photo avec lui. Ce regret qui l’a poursuivi toute sa vie ! (Fig. 1 à 6.)
Un beau jour de juillet 1987…
Un beau jour de juillet, je me suis mis à ma gravure. Ce travail s’effectuait en taille directe. Vous savez ce que cela signifie ? J’ai deux blocs d’acier, et je grave mes deux faces directement, à l’échelle 1/1. Je ne savais pas encore que ce serait la dernière fois, avec la 20 francs Mont-Saint-Michel, dont le dessin était également retenu. (cf. https://10francsgenie.fr/10-francs-genie-de-la-liberte/.)
Pour être tranquille, j’avais obtenu un local à l’abri de tout ce qui pouvait me déranger. Les va-et-vient, le bruit, la curiosité… C’était sans compter sans les inévitables travaux, dont on ne saura jamais s’ils étaient programmés ou bien lancés volontairement par l’ennemi intime des graveurs et du Patron, un certain « plume d’élan ».
Ce fut l’occasion pour un de mes amis, Pierre Babin, de réaliser une savoureuse caricature (Fig. 07). Babin (B-A B-IN), était « planton » du Directeur. Il aurait bien voulu être graveur, mais n’en avait pas eu l’occasion. Il avait un bon coup de crayon, et beaucoup d’humour. Nous avions une tradition : celle de nous « tuer », quelles que soient les circonstances, ce qui a donné lieu à des dessins très énigmatiques ! (Fig. 7 à 10).
La gravure des deux « MO », le relevé des deux « PO » n’auront duré que 20 jours, ce qui me semble incroyable avec le recul. Pendant ces étapes, le Patron s’était montré très discret… Je pense qu’il venait regarder, le soir, où j’en étais… mais il ne m’a jamais rien dit.
Le plus grand des hasards a fait que certaines notes prises lors de mon travail ont survécu. Certaines sont énigmatiques, mais d’autres vous permettent de voir l’extrême précision du travail ! (Fig. 11 à 21. Legs Ludovic Bru).
Récemment, j’ai fait une demande à la Monnaie pour obtenir des photos de mes outillages. Aussi étonnant que cela puisse vous sembler, mais mes collègues comme moi-même ne prenions pas de photo de nos travaux ! Ma demande n’a pas abouti, et c’est Jean-Charles Viguier qui, ayant aussi effectué la même demande, a reçu une dizaine de clichés, dont j’ai sélectionné deux photos des matrices. (Fig. 22 et 23. Clichés Monnaie de Paris, que je remercie).
Lorsque j’ai estimé mon travail fini, j’ai eu l’aval du Patron. Les plombs d’essai (les vrais : Fig. 24) furent présentés au ministre, qui a donné son feu vert.
Un beau jour de septembre 1987…
Je reprends à présent un texte que j’ai récemment écrit pour le site consacré à Émile Rousseau https://emile-rousseau.fr/
Le 25 septembre 1987, nous réalisions la première frappe, avec un rituel ancestral, qui n’a plus cours à présent… Comme je suis un des derniers survivants à l’avoir vécu, je vais vous le raconter.
Nous nous retrouvons dans l’Atelier des Frappes Spéciales, où se réalisait la fabrication des pièces de collection, les commémoratives et les petites séries. Il y avait des représentants du ministre des Finances, alors Édouard Balladur ; le Directeur de la Monnaie Monsieur Jacques Campet, plusieurs ingénieurs…
Mais les personnages principaux n’étaient pas ceux-là. Ils sont entrés en jeu dans l’ordre : le monnayeur qui monte les coins, règle la pression de sa presse, nettoie la moindre poussière, et frappe un premier flan… Il prend la pièce, la regarde à l’œil, puis à la loupe, sous toutes les coutures. Une fois satisfait de son examen, il passe « religieusement » la pièce au Graveur Général des Monnaies, placé juste derrière lui.
Le Patron regarde, ausculte, jauge, juge l’essai concluant. Il émet un bruit de gorge que nous connaissions tous, lorsqu’il exprimait sa satisfaction… Mmmmm… mmmmm… et il me tend enfin l’objet tant convoité !
Je prends alors mon temps, je savoure le moment unique dans la vie d’un graveur ! Et puis je passe la pièce à celui qui est derrière moi… Les gens d’après n’ont aucune importance : les personnages principaux ont avalisé.
Ce rituel, qui devait vexer bon nombre de personnes, a peu à peu disparu. C’est bien dommage. Nous sommes revenus à l’Atelier de Gravure, j’avais changé de statut, j’étais rentré dans la cour des grands.
Je ne remercierai jamais assez le Patron pour cette confiance accordée.
Un beau jour d’octobre 1987…
Le 7 octobre 1987 avait lieu la présentation de la nouvelle pièce à la Presse. (Fig. 25 : doc. Christophe Patience).
Sans moi : je n’y avais pas été invité.
In cauda venenum.